Ecritures

Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l'Évangile avait coûté douze cents sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie.

 

« Lettre XII à M. d'Alembert » (5 avril 1765), dans Œuvres complètes de M. de Voltaire. 1792

Un article écrit il y a quelques années déjà

 

Objection votre Honneur ! Halte au désamour...

 

Quant au jeu de l'échiquier politique où chacun se complaît à égratigner ou terrasser l'adversaire, j'émets une objection. Inepte, ce chaudron grouillant de chaux vive. Ce champ de batailles permanentes contribue à une démoralisation orchestrée qui conforte le clivage idéologique et sur lequel "tout n'est que vanité".

Oui, vous savez, ces vanités d'un autre âge, tableaux formels comprenant une tête de mort et une horloge, pour nous rappeler notre finitude...

On ne peut parler d'humanisme au sens large sur ce terrain incendiaire, les idéaux sont salis par les paroles blessantes.

Sur fond sociétal, en reflet, les burn out prolifèrent sur le terrain même de la vie professionnelle qui fondamentalement doit construire la société et, ce ne sont dès lors plus les tâches accomplies qui sont lourdes mais les ambiances de travail qui deviennent parfois irrespirables à chaque niveau, à chaque pôle des piliers, santé, enseignement... ce dont l'usager pâtit.

Que dire de la désespérance, souvent fruit de la solitude, du rejet, du nouveau et prégnant concept de harcèlement, menant à des conduites addictives, lesquelles, selon les "Nouvelles perspectives en psychothérapie", seraient issues d'une crise psychospirituelle...nous sommes responsables de nos comportements, non grégaires de préférence, et de nos états de conscience en voie de s'expanser si possible ! nous sommes responsables des cailloux jetés, qui, s'ils atteignent leur cible font effet boomerang, et quant à se moquer du Power flower, quand on reçoit une fleur, c'est tout de même plus créatif et moins sinistre.

Les luttes à mener devraient changer de niveau ; outre l'accès à la dignité par le salaire décent, s'additionne le droit au respect qui, cela est banal de le souligner : n'est pas unilatéral.

Si, la retraite est un droit, ne pas laisser dire que les retraités se moquent des conditions de vie des autres car ils sont à l'abri ; retraités, terme d'amalgame, terme générique qui ne prend pas en compte que certaines retraites sont maigres, et que ce statut dont l'échéance recule d'ailleurs de plus en plus pour certaines générations, ne suffit pas à créer l'indifférence et l'égoïsme, subitement, quand le temps est venu de se retirer de la vie professionnelle. La vie professionnelle n'est qu'une face du dé. Nous existons par d'autres faces. Le dé tourne, l'adaptation aux aleas se fait, et il n'est pas dans l'histoire de la vie d'un homme de période privilégiée, si ce n'est lorsqu'il est amoureux, et qu'il prend alors un recul et un envol le plaçant hors des vicissitudes et des miasmes, en une sorte d'espace-temps protégé.

 

Ce respect de chaque âge se fonde sur un certain regard, davantage tourné vers l'autre, qui demande un effort de discernement perpétuel.

Le changement de regard serait de souligner avant pesée de chaque acte, de chaque être, les produits d'opposés le concernant, sur les plateaux d'une balance pour obtenir le réquisitoire et le plaidoyer si besoin, en toute équité.

Les clivages jeunes/vieux entretenus par une dictature du jeunisme, et psychosociologiquement réduits à des clichés, déconstruisent aussi la qualité des échanges et le besoin de complémentarité pour continuer à avancer avec toutes les chances d'une synthèse sereine.

Nous attendons une accalmie, du respect pour les "Kieuvons" et surtout un peu moins de réquisitoires à brûle-pourpoint, pour que les alternatives osent s'ériger, il faut impérativement que ces vieux bastions d'opposition cèdent, car ils sont périmés et perte de temps, afin qu'une place propre d'innocuité s'installe.

Sur un chantier, place à chaque corps de métier, à son tour ; aujourd'hui, quel mode opératoire pour construire demain, quand les outils deviennent des armes ?

Pour cela, la loi d'attraction entre les militants honnêtes de la cause humaine en son entier, est la condition sine qua non d'une tentative de pacification urgemment nécessaire. Si je me trompe, cela n'engage que moi et je ne me présente pas à la députation.

Rosée

Extrait de Hermann Hesse.

Ses oeuvres : Siddhârta. Le Jeu des perles de verre. Le Voyage en Orient.Le Loup Des Steppes
Narcisse et Goldmund. Éloge de la Vieillesse…

"Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous marchions vers l’Orient. Loin, très loin du Loup et des Steppes…Seule à seul nous chevauchions le vent ensemble, là où “le faiseur de pluie” se plaisait à nous envelopper de rosée. Transpercés d’éclairs étincelants de beauté autant que de doutes, nous cheminions sur les routes de la connaissance. Nous étions et sommes toujours d’accord pour dire que : “Analyser le monde, l’expliquer, le mépriser, cela peut être l’affaire des grands penseurs. Mais pour nous une seule chose importe, c’est de pouvoir l’aimer, de ne pas le mépriser, de ne le point haïr tout en ne nous haïssant pas nous-mêmes, de pouvoir unir dans notre amour, dans notre admiration et dans notre respect, tous les êtres de la terre sans nous en exclure.”

 

 

Participez au Tournoi de plumes de La Grange aux Chimères

 

En 2022/2023 le lien se maintient autour d'échanges et d'écrits.

 

Le Sujet proposé : «  Racontez-nous l'histoire d'un œuf et faites nous (re) découvrir ce qui peut se cacher derrière sa coquille...! »

Une « ponte fraîche » de COLINE

 

Contrainte de ROLANDE : Encadrez votre récit par les phrases :

* introduction : « Qu’on les écrase ou non , faudra-t-il longtemps « marcher sur des œufs » pour s’exprimer du fond du cœur et pimenter l’omelette ? »

* conclusion : « Même si, on ignore toujours de la poule ou de l’œuf leur mystérieux ordre d’apparition, tant pis, n’hésitons plus à sortir de nos coquilles. Loin des leurres placés dans nos nids par l’Economie qui nous plume, laissons parler nos poulets, de vrais billets doux !»

***

Ecrits des participants

                                    Coco et Cocotte

 

Qu'on les écrase ou non, faudra-t-il longtemps «  marcher sur des œufs » pour s'exprimer du fond du cœur et pimenter l'omelette ? » .

 

Chaque fois que je vais chez ma voisine pour profiter de son poulailler où de belles poules chamarrées courent dans un vaste enclos, je me pose cette question : de quel sujet lui parler ? Car mis à part ses œufs dont je la félicite avec délice pour le reste je «  marche sur des œufs ».

 

En effet sur la douzaine qu'elle me place avec délicatesse dans ma boite cartonnée, il y a toujours un des œufs avec une couleur différente. Des jours c'est le rose, d'autres le vert. Heureusement je n'ai jamais eu droit au noir car dans ce cas j'aurais broyé du ...noir ! Les semaines vertes ça allait et les semaines roses c'était la joie complète.

Mais que me cache-t-elle la « Cocotte aux œufs colorés ? » Au fil des mois j'ai enfin découvert son stratagème : les semaines roses elle mettait un chemisier fleuri de roses et les semaines vertes les manches retroussées au dessus du coude ce sont des marques vertes semées comme des petits pois et qui semblent disparaître jusqu'à ses épaules. De plus les semaines roses les boutons de son corsage ont un laisser-aller de liberté tel qu'elle m'offre ses seins avec une générosité insouciante. Que veut-elle me dire la « Cocotte ? Et cette question me tourne la tête au point d'avoir de grandes insomnies les semaines roses. Pour les semaines vertes ce sont de tristes rêves qui peuplent mes nuits au point qu'ils me réveillent et m'invitent à écrire un poème ou une phrase du genre : «  Mon petit Coco, elle te parle la Cocotte tu n'y vois que du bleu ! » Une autre couleur me dis-je tout à coup !


Et les semaines passent et le petit Coco garde en secret ses interrogations …

Jusqu'au jour où de bon matin je fus réveillé par le chant d'un coq. Ah non … les coqs de Barbarie avaient des chants si discrets qu’ils ne me réveillaient pas ! Mais celui-ci jouait de ses plumes avec le bleu argenté et évidemment le rouge. Et les jours se suivirent et le coq chantait haut et fort monté sur ses ergots ! Et, moi, je me gardais, bien de monter sur mes grands chevaux.

 

Et la « Cocotte » avait ses semaines roses et ses semaines vertes et le « petit Coco » restait silencieux…

Par contre une nouvelle couleur apparut dans ma douzaine d’œufs. C'était un rouge écarlate très proche de celui du coq. Le rouge de la passion me confia incidemment ma thérapeute à qui je racontais toutes mes histoires de poule et de coq.

« Elle n'ose pas vous parler votre voisine mais je crois bien qu'elle met du piment ( rouge évidemment) dans son omelette ».

– Ne seriez-vous pas un peu « Hommelette » à ses yeux dans votre silence constant ? » Peur de qui, de quoi. Rougir comme la crête du coq ou mettre un peu de piment dans votre vie ? »

 

Grand remue-ménage dans ma tête. Ma thérapeute avait mis les pieds dans le plat, sans prendre garde aux œufs… Le « petit Coco » comme l'appelait souvent sa maman, lui dont le prénom est Claude, allait-t-il battre des ailes et oser le pourquoi des œufs colorés ?

 

Bien des semaines passèrent encore, mais si elles étaient silencieuses , quelque chose changeait dans les chemises du « petit Coco ». Les semaines roses elles étaient roses, les semaines vertes, elles étaient vertes …

 

 

Enfin maligne comme tout « la Cocotte » lui suggéra :

– « Ce sont les soldes, votre marchand de chemises n'aurait-il pas des chemises rouges ? »

Les semaines passaient et d'un œuf coloré dans la douzaine ce furent deux qui apparurent puis trois…

 

Et le jour de Pâques, les semaines s'étant écoulées, c'est un arc-en-ciel de douze œufs colorés qui garnirent la boite à œufs ! Naturellement les sujets de conversation s'élargirent et chacun à sa façon se découvrait et bien plus que les semaines roses…

Un jour la Cocotte lui raconta cette petite histoire :

Un petit garçon demande à sa Maman : Maman !

– Pschitt, pschitt, oui mon poussin ! 

– A quelle heure on mange Maman ?

– Pschitt, pschitt, bientôt mon petit Coco !

– Et qu'est-ce qu'on va manger ?

– Pschitt, pschitt, de la poule au pot, tu aimes bien n'est-ce pas !

– Oui, Maman mais à quelle heure on mange, j'ai faim.

– Pschitt, pschitt, pschitt, minute mon poussin … la cocotte cui,cui,cui,,cuit pschitt, pschitt !

Et bien sûr ce qui devait arriver, arriva ! Le grand rire du Coco fut tel qu'il en lâcha sa boite d’œufs et ceux-ci se répandirent sur le sol. Après un temps de confusion et d'excuses, de serpillières

lessivant le carrelage rouge brique (évidemment) et de rinçage, le Coco et la Cocotte s'étaient rapprochés de telle manière que les peaux s'effleurèrent et la Cocotte de s'exclamer : «  On ne fait pas d'omelette sans casser les œufs ! »

Le printemps s'annonçait les bourgeons étaient gonflés et ils n'allaient pas tarder à éclater découvrant la beauté de leurs pétales et de leur couleur. Le rosier du Coco se faisait attendre comme celui que connut le Petit Prince sur sa planète et enfin la première rose se décida à en révéler sa couleur. C'était un rouge écarlate en harmonie avec la couleur de la chemise que le Coco s'était achetée. La Cocotte ne manqua pas de lui faire remarquer la coïncidence et elle déclina leurs couleurs favorites : rose, vert et maintenant rouge. Et sans retenue elle émit cette idée :

– si nous allions dans le pays dont le drapeau est de ces couleurs ? Et le petit Coco lui répliqua immédiatement ! »

– Je crois bien que si l'on trouve un pays avec ces couleurs les poules qui y vivent, ont déjà des dents !

Ce fut de nouveau un grand éclat de rire si fort que le coq vint en rajouter en lançant son Cocorico matinal ! Au fait je voulais vous dire :

– Votre coq vous ne pourriez pas lui tordre le cou, tous les matins il me réveille et j'ai entendu bien des gens du village s'en plaindre.

– Quoi ! Tordre le cou de mon coq, vous n'y pendez pas, j'ai besoin d'un réveil matin, il fait très bien son travail et de plus j'ai besoin d'avoir des poussins pour étoffer ma basse-cour.

Le petit Coco baissa la tête tout confus de cette répartie et la salua en prétextant qu'il avait à faire.

Un grand froid s'était glissé dans leurs échanges, comment allait-il renouer leur douce amitié qui s'était installée et frôlait les sentiments amoureux ?

Dans sa mélancolie il se replongea dans la lecture du Petit Prince et sentit que cet événement ressemblait beaucoup à l'histoire de la rose du Petit Prince. Alors, dans sa réflexion il se demanda s'il ne devrait pas lui aussi partir pour un long voyage… pour découvrir le monde, ses habitants et la sagesse d'un renard ou d'un allumeur de réverbère.

Trois jours plus tard il annonça à la Cocotte qu'il ne prendrait plus d’œufs durant quelques semaines car il partait à la recherche du pays au drapeau aux couleurs rose, vert et rouge. Et il ajouta :

– «  je vous offre le livre d' Antoine de Saint-Exupéry, le Petit Prince, il est si riche en sagesse !

 

 

Et les semaines passaient, chaque matin lorsque le coq la réveillait elle pensait au petit Coco mais ses occupations étant multiples il n'y avait pas de temps mélancoliques Elle avait fini de varier les couleurs de ses œufs et des chemisiers …

Cependant chaque semaine elle recevait une lettre dont la couleur variait du rose au vert puis au rouge et un jour le facteur le lui fit remarquer :

– « Alors votre amoureux il ne vous oublie pas me semble-t-il vous avez de la chance. J'espère que vous lui répondez ! »

Elle d'ajouter :

--« J'aimerais bien mais il est en voyage, je n'ai pas d'adresse pour lui répondre « 

-- « Mais vous avez bien son numéro de téléphone ! »

– « Eh non ! Pas moyen de le contacter.

– « Allez ne vous désespérez pas, à vous écrire comme il le fait, il vous montre au moins qu'il ne vous oublie pas ».

Naturellement la Cocotte ne put confier au facteur que dans les enveloppes, il n'y avait pas de mots, seulement une petite chose assortie à la couleur de l'enveloppe.

 

Et les semaines ébréchaient les mois …

Pâques passa, puis la Pentecôte et l'été, les feuilles des cerisiers passèrent du vert au rose et au rouge puis s'étalèrent sur le sol comme un grand drapeau d'un pays inconnu.

La neige bientôt vint effacer toutes ces traces colorées mais dans le poulailler la vie s'animait, les poussins piaillaient à qui mieux mieux et on sentit venir le printemps. Les violettes, les primevères, les véroniques tapissaient le sol et le rosier du Coco bourgeonnait en l'attente de l'éclosion de ses fleurs. Quand un jour elle reçut un joli colis tout enrubanné, rapidement elle s'empressa de l'ouvrir et elle découvrit un superbe châle en soie fabriqué en Inde et évidemment où les couleurs rose, vert et rouge s'entremêlaient d'une manière si harmonieuse qu'on avait l'illusion d'un feu ardent plein de promesses. Serait-ce une manière de dire que son cœur est toujours flamboyant et que enfin la longue attente allait se terminer ? En effet au fond du paquet elle découvrit un mot très court mais si beau : « J'arrive ! »

 

On ne pouvait plus l'appeler « le petit Coco » tellement il avait changé dans son allure, sa prestance, son sourire, plutôt coq dirait-on mais sans orgueil ni prétention. En fait un homme clair dans sa tête et dans sa volubilité nouvelle. En effet à peine revenu ils s'installèrent sous le rosier et il commença à lui raconter son grand périple. Tout d'abord ce fut l'Ardèche où il visita Pierre Rabhi qui lui parla de la « Sobriété heureuse » et lui fit cadeau de son livre « le gardien du feu » où il raconte l'histoire de son père forgeron dans une oasis aux frontières du Sahara. Puis sur le conseil de Pierre il prit le chemin de l'Italie, Rome où au passage il profita d'une rencontre exceptionnelle avec le Pape François qui ne manqua pas de l'inviter à aller vers les « périphéries ». Fort de ce conseil il prit la mer et s'arrêta sur l'île de Lampédusa où il vit les esquifs chargés à déborder de femmes et enfants qui fuyaient la Lybie. Il recueillit leurs témoignages d'horreur et tout à coup sentit qu'il lui manquait quelque chose dans sa tête et son cœur, surtout, pour l'ouvrir et élargir ses horizons comme le Pape le lui avait suggéré. Il poursuivit son odyssée et bientôt accosta en Syrie, alla jusqu'à Alep qui sortait juste de son siège. C'était une désolation complète : plus d'eau, d'électricité, les bâtiments détruits ou ouvrant sur des escaliers en équilibre sur le vide … Les seuls survivants trop souvent amputés d'une jambe ou d'un bras. Cette vision devenait insupportable alors il décida de partir vers l'Inde en espérant y trouver moins de pauvreté et de malheur. C'est le Tamil Nadu qui l'accueillit. Le tsunami venait de ravager toute la côte Est de l'Inde. La vague de plus de dix mètres avait emporté les bateaux à plus d'un kilomètre de la mer, là aussi la détresse était dans les visages et pourtant au couchant, il vit les processions de femmes et d'enfants les mains chargées de fleurs et de nourritures et offrir ces cadeaux à la mer qui avait enlevé leurs maris ou leur père. Déjà en bordure de la plage des arbres avaient été plantés en souvenir de tous les morts de ce ravage. La vie était vraiment plus forte que la mort ! 3

 

Il lui fallait trouver un lieu de paix et de ressourcement après toutes ces rencontres désespérantes!On lui conseilla un Ashram. Celui d'Auroville près de Pondichéry l'accueillit dans un lit de verdure et où le souffle du vent sentait la paix et la sérénité. Il y séjourna longuement traversant l'espace et le temps de méditations, en initiations des yogas de toute inspiration et aussi dans le silence qui l'amena à se poser des questions existentielles où il chercha des réponses issues de la sagesse des maîtres qui dispensaient leur enseignement inspiré par l'essence bouddhique.

Il eut même des moments de rencontre avec Tich Nhat Hanh, initiateur de la méditation de la pleine conscience en Europe qui lui conseilla d'aller voir ce qui se passait au Village des Pruniers où ses élèves poursuivent cet enseignement. Il osa même interroger ce grand sage sur cette question qui le talonnait depuis leur éveil à l'amour : « de la poule ou de l’œuf leur mystérieux ordre d'apparition ». un grand silence passa, puis esquissant un sourire un peu narquois il lui fut répondu ceci :

–«  Quand le temps pour vous sera venu de rejoindre celle qui fait battre votre cœur, prenez soin auparavant de faire un détour en Dordogne, les pruniers seront en fleurs, et poursuivez votre recherche et au cours d'une méditation durant le repas aurez-vous la réponse ! »

Et notre sage partit d'un grand éclat de rire.

 

Il était temps pour notre Coq de retrouver sa Cocotte et d'un vol direct il regagna la France. Il prit soin de visiter le Village des Pruniers et ne trouva pas de réponse à la question sibylline : »de l’œuf ou de la poule » par contre, comme le Petit Prince, il comprit que sa voisine, éleveuse de poussins, de poulets et de poules, était « unique » et que ses œufs, les meilleurs du monde.

Ainsi peut-on conclure cette unique histoire par cette conclusion :

« Même si, on ignore toujours de la poule ou de l’œuf leur mystérieux ordre d'apparition, tant pis, n'hésitons plus à sortir de nos coquilles. Loin des leurres placés dans nos nids par l’Économie qui nous plume, laissons parler nos poulets, de vrais billets doux ! »

 

Postface : c'est ainsi qu'un mois plus tard, « la Cocotte » et son «  petit Coco » se marièrent le jour de Pâques, lui en chemise rouge écarlate, elle en robe rose et faute d'une pièce montée ce fut une omelette flambée norvégienne qui fut servie au banquet nuptial.

 

CLAUDE

 

 

Cocon, abrégé de Coquatrix et convenances

« Qu'on les écrase ou non, faudra-t-il longtemps marcher sur des œufs pour s'exprimer du fond du cœur et pimenter l'omelette ?  Tu entends ça Pauline ? Ce journal soulève en moi des échos de l'Almanach Vermot, en moins amusant. Le journaliste fait bien de se cacher derrière un pseudo, il signe courageusement Le coq des Ardennes...et se montre délibérément lourd côté métaphore filée.

- Voyons Albert, tu ne t’attendais tout de même pas à lire du Proust dans cette feuille de chou ? Bois ton café chaud, va !

- Bah ! ça n'allumera même pas le feu avec ce papier glacé, moins ils ont de choses intelligentes à écrire, plus l'emballage est prétentieux.

- Albert, de mon côté je revisite Le Guide des convenances par Liselotte, là, il n'est pas du tout présentable ce vieux bouquin paru avant la guerre de 14, vois sa couverture crasseuse et ses pages qui se décousent. Comme notre chère voisine Marthe va être grand-mère le mois prochain, je regardais par curiosité la liste des layettes proposées en lien avec Le petit écho de la mode, quel décalage, en un peu plus d'un siècle, avec notre époque. J'y ai trouvé par exemple un passe-couloir en flanelle, preuve de la température glaciale pour circuler vers les chambres non chauffées sans doute. Et aujourd'hui, à certains, il leur faut 25 degrés en permanence dans toute la maison, et on va interdire de louer les demeures appelées passoires thermiques, pourtant, les gens se portaient bien autrefois...Tiens, la preuve, ils mangeaient copieusement, écoute un peu : « Comment composer un repas...après le relevé de potage au dindonneau entouré de garnitures, l'entrée avec fricassée de volaille... »

- Pauline, je t’interromps. Tu es allée nourrir les poules à quelle heure ?

- Mais tu sais bien qu'en cette saison je n'y vais plus que l'après-midi. Pourquoi ?

- Parce que je te rappelle que les renardeaux naissent en avril et on est le 1er avril.

- Alors tu me fais une blague ?

- Non, mais tu sais bien que mon instinct est sûr.

- Oui, tu es un savant en zoosémiotique. Même les poules te parlent à toi. Méfie-toi des poules de luxe...Tu es le roi des ani-MOTS.

- Toi aussi tu me devines bien. Figure-toi que j'ai commencé à écrire profitant de mes insomnies, une sorte de nouvelle fantastique avec des animaux qui parlent. C'est encore un brouillon. Tu veux que je te lise un morceau choisi ?

- Ah bien volontiers...ce sera l'occasion de reprendre un petit café et de prolonger notre pause.

 

- L'histoire se passe chez les Mapuche, une tribu assez célèbre du Chili, qui, tout en étant pacifiste, s'est vue un jour obligée devant tant d'injustices et de persécutions, de réagir pour se défendre.

Mapuche est un mot qui se décompose en mapu qui veut dire terre et che, les gens, on comprend que ce sont des gens de la terre. Comme nous.

Bon voilà, je te lis un passage.

 

Baptiste jeune anthropologue, découvre avec sa fille l'Araucanie et va d'émerveillements en surprises. Ensemble, ils ont rendu visite aux volcans enneigés, les ont salué de la main, dans un mélange d'admiration et de crainte, ils ont écouté au bivouac les fabuleuses histoires des ardents cavaliers de la cordillère, capables de narguer leurs puissants conquistadors de plus en plus féroces au fil des époques...

 

Ce jour-là, en montagne, il avance lentement, d'un pas régulier, tenant par la main sa petite Marie âgée de 9 ans qui chemine courageusement à ses côtés, grimpant le chemin caillouteux et escarpé. « Elle ressemble à une indienne sous son poncho » pense son père qui la regarde en souriant. Ils arrivent à l'orée d'une petite clairière ouverte au pied d'un araucaria. De loin, ils aperçoivent se dressant sur la crête, face à eux, une forêt d'arbres bizarres dépourvus de branches, hérissés d'ornements. Piqués par la curiosité, ils accélèrent le pas pour arriver au centre de cette forêt de totems. Le plus grand arbore un coq, sculpté dans le bois et couvert d'un plumage écarlate et fourni.

- Attends, je fais une pause, verse-moi une autre tasse, s'il te plaît.

Bon là, je t'avoue Pauline que j'ai un peu inventé par manque de temps à faire des recherches. Moi, je n'ai pas beaucoup voyagé dans ma vie, tu le sais. Alors, le Chili... Mais en même temps je me suis dit qu'un coq, c'était plausible et universel ; l'emblème des gaulois me rapprochait de ces gens de la terre qui luttaient pour reconquérir leurs droits, leurs territoires et leur liberté. Je reprends.

 

Devant le totem, s'étalait une large pierre plate sur laquelle Baptiste observa une série d'empreintes toutes noires. Des empreintes de pattes de poules. Il pensa à une cérémonie des veuves emplumées devant leur compagnon figé. Absorbé par ses hypothèses, il avait perdu de vue la petite Marie qui pendant ce temps admirait le paysage. Soudain, il entendit son petit cri aigu traverser la clairière. Il courut dans sa direction. Devant elle, se tenait une vieille amérindienne au visage grave mais dont les yeux souriaient à l'enfant.

La veille femme parla aussitôt en espagnol pour expliquer que Marie avait été surprise ne l'ayant pas entendue arriver, et que maintenant, pour se faire pardonner de lui avoir fait peur, elle lui offrait des pignons d'araucaria, très bons pour la santé.

Elle parla très vite de ce qui intriguait Baptiste, de ce coq exhibant sa fierté, bruyant, arrogant, qui s'était attiré jalousies et rivalités. Si bien qu'il fut déchu et qu'une terrible censure dès lors sévit dans tout le pays. Le trait iconique de la patte de poule officiait comme un tampon d'interdit.

Abasourdi Baptiste l'écoutait sans broncher. La femme parla longuement, les mots jaillissaient en salves de sa bouche, elle regrettait le temps d'avant, où la poule qui caquète était le symbole du droit de dire ce qu'on pense, de prendre la parole avec confiance. Tout s'était inversé, la patte de la poule symbolisait l'interdit.

Le cri d'un condor déchira l'espace. La lumière était moins intense. Ils se séparèrent et ils la suivirent des yeux un moment sur la courbe du chemin qui la menait à sa maison au toit de chaume, puis elle disparut, laissant une mystérieuse impression, comme celle d'une apparition hors du temps.

De retour en France, l'ethnologue fit des recherches. Primo Levi avait signalé le fait avec recours aux pattes de poule, l'arbre d'araucaria était considéré par l'ethnie Mapuche comme un lien entre la terre et le ciel, la vie et la mort.

 

 

- Bon Pauline, j'ai soif, sers-moi un grand verre d'eau que je finisse de t'expliquer. Évidemment je n'ai pas choisi des empreintes de Rhinocéros, c'était un peu gros et sans rapport direct avec le coq du totem...j'ai hésité, je savais pas si des rhinocéros vivaient là-bas au Chili ; vigogne, puma, lama, bon ça d'accord, mais, un seul rhinocéros blanc recensé en Patagonie, ça peut quand même pas interdire à tout un pays et l'envahir. Ah ces écrivains, on ne connaît jamais les limites de leur imagination débridée ! Pourtant parfois, la réalité dépasse la fiction.

- C'est quand que les animaux parlent ? se permit d'interrompre Pauline sur un ton un peu agacé.

- Attends, tu me coupes tout le suspense. Je l'ai pas encore écrit ce passage où ils discutent et que les humains les comprennent. »

 

 

En fait Albert lui cachait la vérité. Il traduisait très bien le message matinal du coq, à s'égosiller, lui dont la crête aurait inspiré le bonnet phrygien, il connaissait l'histoire de Chantecler qui ramena à la cour du roi le cadavre de Dame Copée, étranglée par Renart.

Il savait que le coq pense contribuer à faire se lever le soleil chaque matin, qu'il est le premier partout dans le monde à glorifier la lumière, à l'inviter à se montrer, qu'on le nomme pour cela poétiquement : « celui qui appelle l'aurore »...

Mais là, il avait cloué son coq gaulois ou Mapuche, il ne savait plus trop, au pilori du totem, l'animal tout coincé, piteux, réduit à une caricature de Carnaval, une poule mouillée, et Albert était tenté d'immoler la piteuse bestiole sur son tronc, de l'enflammer et de le faire tourner à la broche.

Il ne le faisait pas, seulement pour Pauline, elle aurait horreur de lire de telles choses, sa Pauline, il fallait la laisser rêver, la toute mignonne qui révisait les convenances d'autrefois en prenant plaisir à s'imaginer aux bals travestis, cheveux poudrés avec mantille de dentelle, à danser le menuet avec grâce, puis, cheveux dénoués, la bourrée, la farandole, la tarentelle... et finalement s'offrir un festin de poularde rôtie.

Oui, dans tous les cas le volatile meurt cramé, mais c'est pas pareil.

 

 

Albert l'insomniaque ne dormait pas pour fuir ses cauchemars, ils étaient peuplés en ce moment de coquatrix, qui envahissaient les pondoirs du poulailler ; ces œufs sans jaune réputés être de mauvais présage, ces œufs qu'on dénonçait depuis les révélations du Bestiaire roman de contenir un serpent, le Basilic, couvé par un crapaud, jetant son venin par le regard, et qui souhaitait voir avant d'être vu, cherchant une crevasse, une vieille citerne pour se cacher du monde.

Seul un homme le regardant à travers un cristal pouvait le vaincre, car le venin rencontrant un obstacle retournait en effet boomerang à son hideux expéditeur.

 

- Bah ! quel crédit accorder aux vieilles légendes de nos jours, « Da lachen ja die Hühner », même les poules en rigolent.

- Qu'est-ce que tu marmonnes Albert ? Tu étais passé où ? Tu es resté muet un bon moment, le regard dans le vague et à tripoter nerveusement ton opinel...

- J'avais une inspiration. Bon, tu veux écouter encore un bout de mon histoire ?

Je vais changer le passage où Baptiste et Marie regardent la vieille amérindienne disparaître ; juste avant, la femme lâcherait à toute vitesse en agitant ses bras que la poule est pondeuse, que l’œuf c'est sacré, un symbole de vie. Elle prendrait un bâton pour dessiner sur le sol l'ovale de l’œuf, en insistant, en repassant plusieurs fois sur le trait, disant que l’œuf a la forme de l'infini. Elle leur parlerait de Pâques, de résurrection. Baptiste acquiescerait sans toujours bien comprendre ni embrasser ses croyances, ce dernier point il me faudra bien le souligner. »

 

Baptiste marqua un nouveau temps d'arrêt. Il pensait que se dévoilait là toute une cosmogonie dont l'homme dit civilisé avait oublié l'importance ; il en voyait certains écraser les œufs en riant, les projeter contre une vitrine...quel gâchis.

 

- Bon, que se passe-t-il après ? s'impatienta à nouveau Pauline qui n'aimait pas le voir s'abscondre entre deux univers dans les abysses de son monde intérieur.

- Il se passe que... il se passe que là, à ce moment précis du récit, je cale ! je ralentis

comme la tortue, et comme elle j'enterre un moment mes pensées et mes œufs dans le sable, le soleil les couvera !!!

Tu as vu cette belle journée, et nous on reste là enfermés à divaguer, tu viens on sort faire un tour au jardin.

Je laisse la conclusion ontologique à la feuille de chou, écoute, avant que je la jette, ce que ce journaliste du dimanche a écrit : « Même si, on ignore toujours de la poule ou de l’œuf leur mystérieux ordre d'apparition, tant pis, n'hésitons plus à sortir de nos coquilles », ah parlons-en des coquilles, il est allé trouver le moyen d'oublier le H à hésiter... « Loin des leurres placés dans nos nids par l’Économie qui nous plume, laissons parler nos poulets, de vrais billets doux ! »

ROLANDE

 

 

Il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier.

Qu'on les écrase ou non, faudra-t-il longtemps « marcher sur des œufs » pour s'exprimer du fond du cœur et pimenter l'omelette ?

  • Moi qui vous parle, j'ai connu du temps de ma prime jeunesse des œufs qui ne s'écrasaient pas, même si on leur marchait dessus. D'ailleurs je peux même vous dire qu'ils étaient nécessaires pour habiller nos pieds.

  • Que me chantez-vous là ? Tout ceci est bien abscons pour ma cervelle d'oiseau.

  • Posez-vous un instant, je vais vous conter tout d'abord deux histoires d'œuf, en tous points véridiques, dont les jeunes de maintenant n'ont plus connaissance.

 

En ce temps insouciant de mes années enfantines, je furetais tel un cabri follet dans la maison de mes grands-parents, dans l'atelier de mon Pépé, à la recherche de trésors à dénicher, de merveilles à découvrir, pour alimenter mon magot de pirate. Comme une pie voleuse, j'amassais dans un petit coffre secret des billes de roulement, un flotteur de pêche, des sous troués, un cochonnet, des rubans et ... un œuf, la liste n'est pas exhaustive.

Cet œuf, je l'avais repéré dans la boîte à ouvrage de ma grand-mère maternelle, que j'appelais Mamotte. Cette boîte était déjà en elle-même un vrai trésor. Emplie de boutons de toutes tailles et de toutes couleurs, d'aiguilles piquées sur des carrés de tissu, d'épingles simples, doubles, à nourrice, de bobines de fil et de pelotes de laine, d'un mètre de couturière … et d'un œuf marron, luisant et dur comme la pierre. Je sus plus tard qu'il était en buis.

Quelle magnifique prise de forban ! Il fut un temps mon larcin préféré, blotti au sein de ma mallette de chapardeur. Et puis, voyant Mamotte fouiller partout pour le retrouver en se lamentant sur son étourderie supposée, je finis par me sentir envahi par le remords. Celui-ci me contraignit à déposer l'œuf en catimini non loin de sa corbeille d'origine. Peu de temps après, je demandai d'un air innocent à quoi pouvait bien servir ce bel objet. Mamotte m'expliqua, d'un air légèrement suspicieux, que c'était un œuf à repriser les chaussettes et qu'il lui était indispensable pour faire du bon travail.

Un œuf en bois, infrangible, ravaudeur de chaussettes, auxiliaire modeste mais essentiel d'habits pédestres, ne serait-ce point l'origine première de l'expression « marcher sur des œufs» ?

 

Fort bien, mais me direz-vous, comment « pimenter l'omelette » ?

Avant de casser les œufs, faut-il déjà qu'ils soient pondus !

Alors je fais appel à ma grand-mère paternelle, Mamie. Ma Mamie fermière qui soignait quotidiennement sa basse-cour, ses lapins dans leurs clapiers en ciment, sa dizaine de poules, ses pintades et ses canards . Toutes ces volailles musardaient dans un vaste enclos piqueté de buissons et semé d'herbes folles. Les poules de Mamie avaient la fâcheuse habitude de pondre çà et là, n'importe où de préférence, à des endroits incongrus et imprévisibles. Je me souviens qu'elle avait placé de faux œufs en bois dans la paille du poulailler pour inciter les fantasques gallinacés à déposer les leurs dans le pondoir.

 

Résumons-nous. L'œuf de bois ne se casse pas, il autorise à marcher confortablement et il est premier par rapport à l'œuf de poule puisqu'il déclenche à lui seul une ponte régulière et ciblée. Mais alors, bon sang, relançons sa production !

Œuf à la coque, œuf poché, œuf mollet, œuf miroir, fragilité et délicatesse, douceur et onctuosité, cette suave déclinaison n'apparaît qu'ensuite. Il faut retourner à l'œuf dur, celui qui sait tourner sur lui-même, posé sur la table de la cuisine. Cette danse chaloupée est primitive et initiatrice. A l'origine était donc l'œuf dur.

 

Pour autant avec les œufs durs, point d'omelette … car, on le sait bien : on ne peut pas faire d'omelette sans casser des œufs.

On doit en revenir à la douceur, celle du poussin duveteux qui brise la coquille avec son diamant. Ainsi se nomme cette petite dent de délivrance, située à l'extrémité de son bec, qui lui sert à fracturer la partie supérieure de l'œuf et en sortir. Poussin fraîchement éclos, plumes légères et, en même temps, dureté suprême du diamant. Voilà bien le paradoxe, mais aussi le secret pour avancer dans la vie : laisser glisser les vents contraires sur nos plumes tout en gardant, chevillées au corps, force et détermination.

 

L'autre jour, au détour d'un dessin animé, j'ai retrouvé Calimero, oisillon tristounet avec sa coquille d’œuf sur la tête. Il se plaignait de tout, des vicissitudes de sa vie compliquée de poussin. Abandonné par sa famille, souvent en mauvaise compagnie, il m'a dit qu'il était le dernier né de la couvée. Pas vraiment souhaité, c'est le seul poussin noir dans une portée de jaunes. Il répète souvent : « c'est vraiment trop inzuste ! » et c'est vrai que la vie ne l'a pas épargné.

 

Quitte le morceau de coquille qui te sert de chapeau, mon ami Calimero ! Regarde le monde autour de toi avec un œil neuf. Écoute André Breton dans « les Sentiers et les Routes de la Poésie » : « Tout doit pouvoir être libéré de sa coque … Ne vous croyez pas à l'intérieur d'une caverne, mais à la surface d'un œuf. »

 

Alors, je t'en conjure, sors de ta coquille, vois chaque jour les beautés de l'univers qui t'accueille. Que les écailles te tombent des yeux comme à Saul ! Recouvre la vue, la claire vision, celle des poètes, celle qui décèle le joyau enfoui dans la fange, la lueur dans les ténèbres, l'espérance dans le marécage des désillusions.

Un jour prochain, tu auras grandi et seras devenu poulet. N'oublie pas la douceur mon poulet, n'oublie pas la tendresse dans ce monde d'assoiffés de pouvoir, engage-toi encore et toujours vers l'impensable, l'irréaliste, l'utopique.

 

Ta force est là. « Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait » te dirait Marc Twain.

 

Plus tard tu seras père à ton tour. Je te souhaite de seconder ton aimée, de veiller sur tes rejetons en formation jusqu'à leur véritable éclosion. Garde à l'esprit ce judicieux conseil de Paul Eluard, qui n'est pas le dernier de nos poètes !

«  Le passé est un œuf cassé, l'avenir est un œuf couvé. »

 

Couvé des yeux, couvé en son sein, en son giron, couvé par sa mère, pouponné, câliné, cajolé, choyé, chouchouté, dorloté. De la douceur, que diable !

La maman poule abrite sous ses ailes déployées tous ses poussins. Pas un ne doit manquer sous le chaud et tendre chapiteau de son plumage.

 

Mais ça, c'était avant. Maintenant on les place illico sous la lampe de l’éleveuse artificielle. La première chose que les futurs poulets apprennent, c'est à repérer l'abreuvoir. La seconde, c'est de trouver la mangeoire, une vingtaine de centimètres plus loin.

Une fois ces deux découvertes acquises, plus rien d'autre à trouver. On mange, on boit, on roupille au chaud... donc forcément, à ce régime-là, on grandit très vite !

Pour les pitchouns élevés avec la poule, c'est une autre musique ! Dès le lever du jour les occupations commencent. Au programme, gratter, griffer la terre pour manger. C'est la principale activité au quotidien. Même si la mangeoire est là, bien garnie, c'est toujours bien mieux de farfouiller dans l'herbe, sous l'arbre ou le long de la haie. Pendant six à huit semaines, les petits ne s'éloignent jamais de leur mère de plus de cinquante centimètres.

Si les sauvageons dans la nature poussent moins vite au soleil que les fainéants sous la lampe infrarouge d'élevage, ils développeront pour autant des aptitudes bien plus grandes, parce qu'ils découvrent la vérité du monde, tout en restant proches de l'aile protectrice de leur mère.

Comme c'est évident ! Il faut du temps, de l'espace et de l'amour pour bien grandir. Ce n'est pas pour rien que la maman poule est devenue un symbole de l'amour maternel... Il existe aussi des papas poules qui portent toutes leurs attentions sur leur progéniture, si ! si ! L'essentiel, c'est toujours d'entourer de tendresse nos petits poulets, jusqu'au moment où ils pourront voler de leurs propres ailes.

 

Le temps est venu de tuer dans l’œuf tout ce qui est un pâle ersatz du vivant, tous ces substituts qui dénaturent le lien primal. L’Économie en marche aveugle et sourde vers le profit est un colosse aux pieds d'argile. Dans ce temps de désordre de l'anthropocène, érigeons en vertu cardinale la résistance au virtuel et à l'artificiel !

 

 

Même si on ignore toujours de la poule ou de l’œuf leur mystérieux ordre d'apparition, tant pis, n'hésitons plus à sortir de nos coquilles. Loin des leurres placés dans nos nids par l’Économie qui nous plume, laissons parler nos poulets, de vrais billets doux !

PHILIPPE

 

 

PÂQUES…... MAIS PAS QUE !

 

(décembre 2022 / janvier 2023)

 

J’ai obtenu mon agrégation de philo a minima et tardivement, ce qui fait que ma carrière, je la poursuis dans un lycée de province avec des classes de terminale et je n’ai jamais eu d’autre ambition que de bien les préparer, je l’espère, au baccalauréat. J’aime organiser des débats entre mes élèves pour les initier à la prise de parole à la fois spontanée et réfléchie. Pour ce faire, je leur révèle un sujet ou un thème de réflexion une semaine à l’avance pour qu’ils puissent tranquillement et librement concocter leur prise de parole. Ainsi, un des sujets que j’ai un jour proposé m’avait semblé assez vaste, plein comme un œuf, malgré sa concision : « l’œuf ». A peine eus-je dévoilé le sujet, qu’une des élèves dont je me souviens encore qu’elle s’appelait Yolande, ( esprit vif toujours en alerte, un brin lacanienne dans sa manière de se jouer des mots, dominant facilement ses camarades pour que son discours soit reconnu comme primordial) leva la main, attendant avec impatience que je lui donne la parole. Je fis cesser le brouhaha qu’avait suscité mon si bref énoncé et Yolande lança d’une seule traite sa première réflexion qui, je dois le reconnaître me déçut car j’avais toujours insisté pour que les lieux communs fussent abandonnés à leur triste sort de lieux communs même si - propre des lieux communs - on devait les laisser aussi propres qu’on les avait trouvés en entrant : « Qu’on les écrase ou non , faudra-t-il longtemps « marcher sur des œufs » pour s’exprimer du fond du cœur et pimenter l’omelette ? ». Avant que la sonnerie annonçant la fin du cours retentisse, j’eus encore le temps de lui dire, au milieu des rires qu’avait déclenchés cette réflexion saugrenue parmi ceux de ses condisciples qui y avaient été encore attentifs, qu’il lui faudrait trouver plus de poids et de consistance à ses interventions pour qu’un débat digne du sujet proposé puisse réellement prendre forme. En quittant la salle de classe elle me promit d’ y réfléchir. «  Vous êtes souvent plus avisée, lui avais-je dis, alors ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier ! »

C’est ma nièce avec qui je correspondais épisodiquement, qui m’en avait donné l’idée, car depuis un certain temps elle se montrait obsédée par des histoires d’œuf ; l’œuf , me disait-elle, est universellement le point de départ d’une reproduction ou d’une destruction comme lorsque on tue dans l’œuf. Puis elle songeait : « Qui dit œuf dit oiseau car l’œuf est visible dans le nid perché dans l’arbre ou tapi dans les haies. Autrefois des chenapans vidaient les nids : qui vole un œuf vole un bœuf. Mais alors ils ne s’en rendaient pas compte ! L’œuf ne pesait pas si lourd ni même toute la nichée au fond d’un béret ou dans un pan de chemise. Plus véritablement qu’un bœuf, c’était une boîte à musique qu’ils dérobaient ! »  Une poétesse, ma nièce ! Quant aux pontes en littérature, il ne m’en vient guère à l’esprit qui se soient étendus sur le sujet. Et quand Jules Vallès gueuletonnait d’un œuf à la coque qui lui était servi une fois par semaine dans cette horrible boîte à cancres où il était pion, mal nourri, mal logé, mal payé, il avait l’impression d’engloutir un poulet virtuel dont l’idée n’aiguisait ni ne faisait saliver son jeune appétit pourtant rarement satisfait à cette époque de sa vie*. De nos jours, l’œuf est une manne banale, un produit industriel dont on n’évoque plus guère la fonction première. Comment mes jeunes contemporains plus occupés par la danse frénétique de leurs pouces sur un petit écran de smartphone que de réflexion ovale allaient-ils traiter le sujet ?

 

 

* « Il y a de temps en temps un œuf.On tire cet œuf d’un sac, comme un numéro de loterie et on le met à la coque, le malheureux ! C’est un véritable crime, un coquicide, car il y a toujours un petit poulet dedans.Je mange ce fœtus avec reconnaissance, car on m’a dit que tout le monde n’en mange pas, que j’ai le bénéfice d’une rareté, mais sans entrain, car je n’aime pas l’avorton en mouillettes et le poulet à la petite cuiller. » Jules Vallès - L'Enfant

 

 

Certains ont soupiré trouvant ce thème nul « de chez nul ». D’autres ont démarré leurs moteurs de recherche avec le mot-clé, mais en dehors de nombreuses recettes et de quelques articles sur la reproduction, ils firent rapidement du surplace sans vraiment ouvrir ou découvrir de piste intéressante. Les œufs de Fabergé offrirent un point de vue artistique et financier, admiration pour le digne et lointain héritier de Benvenuto Cellini et stupéfaction devant les prix astronomiques atteints chez Sotheby’s par ces petites merveilles ! Un original a tenté de traiter le sujet sur un air de rap :

 

« Qui ne mange pas de bœuf à Paimbœuf (*)

va se faire cuire un œuf à Elbeuf

qui bat sa meuf (parce que y avait pas de rôti de bœuf à Paimbœuf )

rentre à Elbeuf entre deux keufs.

Qui en mise dix-neuf à Paimbœuf

en gagnera soixante-neuf à Elbeuf

car de Paimbœuf à Elbeuf

sur une paire de neufs

il a fait un coup de bluff !  » 

 

Pas de quoi comme on le voit, étant donné le peu de rimes disponibles, pondre un chef d’œuvre à taper un bœuf avec les potes ! Mais il a eu son petit succès comique quand même , inscrit derechef sur quelques tablettes numériques et il est à parier qu’on le retrouvera bien vite sur YouTube, sans espoir de « faire le buzz » cependant, pour employer cette élégante et académique expression bien française, inscrite dans le Larousse, hé oui ! Les esprits se sont un peu échauffés quant à savoir, évidemment, qui de l’œuf ou de la poule … et c’est sans surprise pour ma part que je vis soudain Yolande prendre la parole juste à la fin du cours, et nous déclarer avec superbe et sûre de son succès car elle avait indéniablement de l’ascendant sur ses camarades  : « Même si, on ignore toujours de la poule ou de l’œuf leur mystérieux ordre d’apparition, tant pis, n’hésitons plus à sortir de nos coquilles. Loin des leurres placés dans nos nids par l’Économie qui nous plume, laissons parler nos poulets, de vrais billets doux !»

Comme si, embusquée dans sa coquille elle avait attendu ce moment pour en jaillir et avoir encore le dernier mot ! Malheureusement je dus le lui ravir : à l’évidence, elle ouvrait d’autres débats dignes d’une lutte des classes en mettant en scène « l’économie qui nous plume ». Notons au passage l’hommage au cul de la poule qui oblitère parfois son œuf d’un petit panache de duvet, comme un chapeau tyrolien sur un

crâne atteint d’alopécie ! Quant aux « poulets, de vrais billets doux » le jeu des mots d’une grande voyageuse, s’il en fût, sur la carte du Tendre**, un peu bas-bleu, tout cela, diront les mauvaises langues ! D’ailleurs j’ai bien senti qu’à ces remarques que je lui fis, elle réprima une enfantine envie de me tirer la langue !

 

 

* Paimbœuf est une commune de l'Ouest de la France, située dans le département de la Loire-Atlantique, en région Pays de la Loire. Les habitants de la commune s'appellent les Paimblotins et les Paimblotines. 

 

Ensuite, c’était à moi de jouer puisque j’étais le prof. Après avoir organisé les débats, j’allais reprendre ma place sur l’estrade pour y faire retentir cette parole « ex cathedra » que les élèves attendaient plus ou moins. Bien sûr, leur dis-je, je n’avais nulle prétention à apporter des réponses là où les plus grands esprits s’étaient eux-mêmes bien gardés de spéculer. L’œuf, tel que nous le connaissons sous sa forme la plus courante, est celui dans lequel nous trempons des mouillettes et on y voit nettement qu’il est constitué de deux nutriments, le jaune où surnage parfois comme une petite trace sanguinolente lorsqu’il a été fécondé, et le blanc. Ces éléments visqueux et savoureux, n’en déplaise à Jules, se combinent et s’animent en trois semaines seulement et sont donc intrinsèquement le squelette, la chair, la peau, les plumes et les organes vitaux du poussin nouveau-né. Cela paraît miraculeux ! Et en y regardant de plus près, on peut dire que les noyaux, les pépins et les graines avec leur forme ovoïde, sont les vrais fruits-œufs du végétal qui les porte et va les abandonner dans le sol à des fins de reproduction. Rien de plus facile que d’enterrer un noyau de pêche dans un coin du jardin pour avoir quelques années plus tard un vigoureux arbre fruitier. Miracle de la nature ! La terre couve comme la poule ! Si les biologistes tempèrent : ce n’est pas un miracle, il n’empêche que la Nature est ingénieuse et bien organisée. Mais il est aussi bien évident qu’on n’arrivera pas à concevoir un œuf originel qui serait dénué de p.maternité. La science, le savoir, l’imagination se heurtent là à une frontière infranchissable exactement semblable au mur de Planck en physique : donc, qui de l’œuf ou de la poule etc ., boum, je récolte une bosse au crâne, je viens de me heurter au mur de Planck. Or, le mur de Planck, ce n’est pas trop compliqué à comprendre. En gros, c’est la limite au-delà de laquelle il est impossible de calculer ce qui a précédé le « big bang »*. Cela rejoint la question de l’œuf et de la poule : qu’y a-t-il avant le « big bang » ? Et actuellement aucune pensée scientifique ou philosophique ne peut aller au-delà de La Question.

Seul le mythe ose s’aventurer vers ces zones interdites à la Raison. Le mythe s’empare du Grand Mystère que les Indiens d’Amérique appellent le Grand Manitou . ( En effet il manie tout !). Le Manitou n’est pas un Dieu mais reste ce qu’il est pour l’être humain : le point d’interrogation initial, l’insondable mystère auquel tout être pensant sachant qu’il est né pour vivre et aussi pour mourir se réfère pendant ses nuits d’insomnie ; cessons donc une bonne fois pour toutes de nous moquer de l’apparente naïveté de ces « peuples premiers », ces princes d’Amérique victimes d’un fatal et ignoble « grand remplacement » accompagné de ce tout aussi fatal et ignoble « grand déplacement » africain. Ce grand mystère les accompagne et les inspire au quotidien. Les récits que les Anciens transmettent aux plus jeunes depuis des générations sont l’écho d’un antique savoir d’initiés  dont la tradition orale a su conserver jusqu’à présent la teneur.

Maintenant, je vais partager avec vous à mon tour un récit, une sorte de conte philosophique dont je fus un des auditeurs privilégiés au cours d’une nuit transfigurante dans la sierra du Nayarit chez les Huicholes. Lorsque j’étais jeune et à la recherche d’initiations, cette quête m’avait conduit au Mexique où j’espérais plus ou moins faire de surprenantes rencontres. Je passe sur les circonstances qui firent qu’un soir je me retrouvai autour d’un feu à partager un repas avec ces Indiens vivant en parallèle leur vraie vie tout en étant officiellement des citoyens mexicains.

*Le Mur de Planck (du nom du physicien Max Planck) désigne la période de l'histoire de l'univers où ce dernier avait un âge de l'ordre du temps de Planck, à savoir environ 10-44 secondes. Avant ce temps, période appelée l'ère de Planck, toutes les lois actuelles de la physique classique comme de la physique quantique trouvent leur limitation dans la mesure où il devient nécessaire d'avoir une description microscopique de la gravitation (on appelle une telle théorie gravité quantique) qui reste encore mystérieuse à ce jour. Notre connaissance se heurte donc à un mur conceptuel. 

  D’ailleurs le chef du village parlait espagnol, ce qui m’a permis de comprendre l’essentiel de ce récit que les vieux reprenaient régulièrement au cours des cérémonies rituelles du peyotl, ce cactus sacré dont la consommation ouvre des portes vers des au-delà étrangers à la « banalité quotidienne ». Ils se relayent à plusieurs narrateurs entrecoupant leur récit de pauses pour fourrager dans le feu, faire monter au ciel quelques étincelles, le regard perdu pendant quelques instants dans les songes dont ils nous hypnotisent. On sait quand ils vont prendre la parole et alors le silence se fait et on se laisse envahir et bercer par une lente et envoûtante mélopée. Le tambour dont la peau résonne comme son cœur et continue de faire vivre l’ esprit de l’animal qui s’est sacrifié au chasseur, ponctue de coups sourds la monotonie de la voix.

 

« Ma voix est celle des ancêtres de nos ancêtres : ainsi nous n’oublierons pas qui nous sommes et d’où nous venons. Avant et devant toute création du monde, il y avait, il y a et il y aura « Celui qui n’est pas rien ». Il vivait dans une immensité transparente comme l’eau gelée à la surface d’un seau qu’on a oublié dehors en hiver. Mais cette demeure n’était ni froide ni chaude ni dure ni molle, elle était simplement confortable et permettait à « Celui qui n’est pas rien » de tout voir, de tout entendre, de tout toucher, de tout sentir et de tout goûter. Ainsi, c’était une vie agréable pleine de douces saveurs, d’exquis parfums, de caresses de velours, de sublimes musiques et de chatoyantes couleurs, tout ce que « Celui qui n’est pas rien » pouvait imaginer de meilleur dans tous les domaines. Cela aurait pu être ainsi encore de nos jours et nous ne serions pas là pour en parler, si, dans son imagination infinie, « Celui qui n’est pas rien » ne ressentît soudain naître quelque chose de nouveau. C’était une sensation qui altérait la perfection de son bonheur et elle grandissait au fil des temps, pour se révéler enfin pour ce qu’elle était : l’ennui ! Et « Celui qui n’est pas rien » dut se faire une raison, il commençait à s’ennuyer là, tout seul à se réjouir des meilleures choses qui fussent. Comme il ne connaissait rien d’autre que lui-même, il imagina son propre double avec lequel il se mit à dialoguer. Mais n’allez pas croire que « Celui qui n’est pas rien » se comportait comme certains vieillards que l’on peut voir allant tout seuls par les ruelles du village, gesticulant et se parlant à eux-mêmes et dont nous voyons bien qu’ils sont un peu dérangés ! Non, « Celui qui n’est pas rien » savait parfaitement ce qu’il faisait et où il voulait en venir ! A la fin, son double se détacha de lui : c’était la première parthénogenèse, et les deux jumeaux fêtèrent ce grand événement dans une cérémonie pleine de couleurs et de musiques. Et pour la première fois, l’on dansa. Et c’est pourquoi, dans nos propres cérémonies nous aimons les couleurs vives, la musique bien rythmée et nous nous épuisons à danser toute une nuit et plus. »

Le vieux conteur s’interrompit et but un peu d’eau à la cruche puis préleva d’ une pochette qui pendait sur sa poitrine par une lanière passée autour du cou une pincée d’herbes aromatiques qu’il jeta dans le feu pour en faire jaillir des étincelles odorantes. Un autre des Anciens s’ éclaircit la voix et reprit :

« Et leur vie continua de la manière la plus agréable qui soit. « Celui qui n’est pas rien » découvrit en lui une nouvelle sensation qu’il appela « amitié ».Il eut alors besoin de donner un nom à son nouvel ami et, ayant partagé avec lui tout ce qu’il pouvait pour le combler, il le nomma « Qui a tout reçu » ou encore « Qui donne tout » tant leurs échanges étaient réciproques : en quelque sorte ils ne cessaient de se renvoyer la balle ! Cette amitié continua de grandir et devint si profonde qu’il fallut bien se rendre à l’évidence : c’était devenu de l’amour et « Celui qui n’est pas rien » connut enfin la joie de se sentir aimé en retour, pour la première fois de son éternelle existence. Il proposa alors de nommer « Qui donne tout » ou « Qui a tout reçu » d’un petit nom plus gentil : « Celle qui donne tout » ou « Celle qui a tout reçu ». La musique de ce nouveau nom

 

5

 

plut énormément à « Qui a tout reçu » qui l’adopta immédiatement. D’ailleurs ce nom est parvenu jusqu’à nous puisque en grec ancien, ce nom se dit : Πανδώρα / Pandốra.*

Les deux amoureux s’installèrent  dans une jolie cabane bien située près d’une source au milieu d’une clairière ensoleillée entourée de grands arbres aux fruits abondants et succulents habités par des oiseaux au plumage multicolore dont les chants mélodieux les ravissaient autant que les enivrait le parfum des fleurs les plus délicates. Rien ne manquait dans la cabane pour leur confort à tous les deux. Mais plus le temps passait et plus l’Amour grandissait entre « Celui qui n’est pas rien » et Pandora, à tel point qu’il se demandait s’il ne regrettait pas son unité perdue : en effet il ressentait un grand désir de ne faire plus qu’un avec Pandora ! De plus, son regard sur Pandora se métamorphosa et il s’aperçut qu’elle avait des formes que lui n’avait pas, des formes qui l’attiraient et cela lui donnait envie de la caresser en la serrant contre lui. C’est ainsi que « Celui qui n’est pas rien » conçut le désir ; pour la première fois de son existence éternelle, il lui manquait quelque chose d’important pour être comblé. Ainsi, nous comprenons mieux ce qui nous arrive à nous aussi, les êtres humains, puisque notre grand ancêtre avait éprouvé ce même trouble. Il lui poussa alors une excroissance entre les jambes qui s’accorda parfaitement avec le creux qui s’était formé entre les cuisses de Pandora. Mais ils ne connurent qu’une nuit d’amour car lorsque tout fut consommé, il ne resta rien en apparence de « Celui qui n’ est pas rien ». En effet, Pandora la bien-aimée mais aussi la bien nommée l’avait reçu en elle en totalité et on eût pu croire que l’unité s’était reformée en passant de « Celui qui n’est pas rien » à « Celle qui reçoit tout ». »

A ce point du récit , une nouvelle offrande d’herbes aromatiques fut faite. La nuit était magnifiquement éclairée de myriades d’étoiles alors que du lointain nous parvenaient bien assourdis les roulements de tonnerre de canonnades fulgurantes d’orages prisonniers dans d’énormes nuages qui s’éclairaient soudain de l’intérieur. Il pleuvrait peut-être plus tard dans la nuit là où nous nous trouvions, mais le feu régulièrement alimenté se reflétait toujours vaillamment dans les regards du cercle des auditeurs. L’ajout d’herbes le fit crépiter d’aise. Le récit reprit.

« Pandora se crut abandonnée par son époux au moment où sa joie était à son comble et les larmes la rendirent si lasse qu’elle s’endormit. Lorsqu’elle se réveilla, ce fut pour l’appeler doucement mais elle n’entendit personne lui répondre et elle se souvint alors comme il avait brusquement disparu tandis qu’ils se tenaient étroitement enlacés et au moment où une immense vague de satisfaction la submergeait. Mais elle demeurait toujours dans la jolie cabane avec ses souvenirs de vie merveilleuse et cela l’apaisa, elle se prit même à fredonner des airs que les oiseaux lui avaient appris. De plus, elle sentait quelque chose croître en elle qui lui faisait penser que « Celui qui n’est pas rien » n’était pas parti si loin d’elle. De plus en plus, elle se sentait être « celle qui donne tout » plutôt que « celle qui reçoit tout » comme une deuxième étape dans son existence et c’était normal, car vous l’avez bien compris, comme les femmes de chez nous, Pandora portait en elle un enfant ! Mais, au lieu de s’arrondir comme les femmes de chez nous, elle diminuait de taille au fur et à mesure qu’elle nourrissait de sa substance le fruit de ses amours, lequel fruit gagnait en poids, devenant si lourd, si lourd que ce qui restait de Pandora ne tenait plus debout, mais il restait si peu de Pandora, épuisée ! Et il en restait de moins en moins ! Finalement,il n’y eut plus qu’un œuf gros comme un grain de maïs pesant le poids d’un gros rocher. Puis un œuf pas plus large qu’un poil de vache mais aussi lourd que dix gros rochers.

 

 

* un des mystères non élucidés et d’ailleurs un sujet non abordé par Claude Lévi-Strauss dans « Tristes Tropiques » : comment le grec ancien était-il parvenu à la connaissance de certains Indiens d’Amérique ?

 

Il diminua encore de taille pour n’être pas plus large qu’un poil de lièvre mais plus lourd que toutes les montagnes qui nous entourent. Et lorsque la dernière particule d’énergie de Pandora se fondit en lui, l’œuf devint encore plus minuscule et d’un poids insupportable, tout le poids du monde ! C’est alors qu’il explosa brutalement en une colossale gerbe de feu, de flammes, de fusions incandescentes dans un énorme « bang » dont la résonance se répand encore aujourd’hui dans tout l’univers ».

Le vieillard se tut, les auditeurs commentèrent à voix basse ce qu’ils venaient d’entendre. Quant à moi, je réalisais que mon voyage chez les Huicholes n’aurait pas été vain. Je reprendrais le lendemain l’avion-taxi pour regagner « ma civilisation », certes, mais jamais je ne pourrais oublier ce que, là-haut, dans la sierra, on venait de m’offrir.

 

« Monsieur, c’étaient de vrais Indiens ? » Je repris pied dans la salle de classe dont mon évocation précise de ce voyage m’avait quelque peu éloigné. « oui, bien sûr, mais pas en habits de parade, donc pas de plumes ! »

Je n’eus pas tellement le temps de mesurer l’effet de mon récit sur ces jeunes esprits car la sonnerie de fin de cours retentit alors. Et vous savez, pour en avoir été, comme les élèves sont pressés de retrouver un peu de liberté entre deux cours. Ils me quittèrent donc en me lançant au passage : « bonnes vacances , Monsieur ! », et l’inévitable Yolande avec son dernier mot : « Joyeuses Pâques ! ». C’est vrai, j’avais complètement oublié, quelle coïncidence, qu’on était déjà à la fin du trimestre  et que l’ œuf était devenu, sous nos latitudes, indissociable de la commémoration d’une résurrection!

 

OLIVIER

Deuxième Concours de Nouvelles 2016
La Nature est un Temple, ce titre emprunté au poète, premier vers des Correspondances, autour duquel se sont déclinées toutes sortes d'écritures, et, comme toujours une consigne détournée !!!
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Les Tables du Bateleur sont une manière de rassembler de façon transversale afin, en Ateliers diversifiés, de faire plonger à chacun les mains dans la matière d'oeuvre et de savourer les joies des savoir-faire partagés... Venez à la Rencontre de ces animations sur un causse tranquille !!!

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